top of page

Le dernier loup de Montbas

C’était fin septembre. La journée avait été magnifique. Pas un nuage ne ternissait l’azur du ciel, une légère brise faisait à peine courber la cime des arbres et tomber quelques épines de mélèzes qui commençaient à prendre leur teinte dorée. Le soleil allait bientôt disparaître derrière la crête de la montagne, ceinturant Mont-bas au sud. Le grand calme de la montagne était à peine troublé par le sifflement lointain de quelques marmottes attardées, et le »niatt…niatt… » des pics à la recherche des rares pignes garnissant les sombres pins cembros.

 

Deux hommes assis sous un arbre, près du Plan de la Chasse, se tenaient immobiles, tant pour savourer le calme de l’heure, que pour ne pas effaroucher les grives qui voletaient autour de Montbas à la recherche des myrtilles et autres baies constituant leur nourriture.

 

Ces deux hommes avaient « fait la tournée » de leurs pièges à grives et leur prise avait été abondante ainsi que le montraient les deux sacs pleins de gibiers posés à terre.

 

Le plus ancien des deux hommes, il avait largement dépassé la soixantaine, habituellement peu loquace, se mit à raconter l’histoire suivante à son neveu et filleul :

Tu vois ce clapier au bord du sentier qui conduit de Montbas au Planay en traversant la forêt du Bois Brûlé, c’est tout ce qui reste de l’ancienne maison de nos ancêtres. Avant que mon père achète notre actuelle maison de Montbas, nous étions propriétaires, depuis des générations, de cette maison et des prés qui l’entourent. L’épaisse forêt du bois brûlé avec ses énormes pins cembros, limitait la propriété au levant, tandis qu’au nord la forêt de Comble-Brue avec ses grottes, ses cavernes, ses ravins, constituait un refuge idéal pour les bêtes féroces qui hantaient encore ces parages à la fin du XVIIe siècle.

 

Ces bêtes féroces que les écrits anciens appellent « ravissantes », du latin « rapere », rapaces, voraces, étaient encore nombreuses dans la région. Le droit de chasse appartenant à la noblesse, ces bêtes n’étaient pas pour chassées d’une façon méthodique malgré les dégâts qu’elles occasionnaient tant au bétail qu’aux personnes elles mêmes. Ainsi, nous voyons que le 17 décembre 1643, les syndics de St Pierre d’Extravache demandent à l’évêque l’autorisation de chasser loups et servins. En 1653, les habitants de la Mestralie de Modane doivent encore se défendre des bêtes féroces. Une délibération des syndics du 4 février 1652, établit une surimposition de deux quarts pour chaque florin de taille « aux fins de payer la chasse de divers animaux féroces, loups et ours » qui ont tué ou gasté plusieurs personnes dans l’année courante dans la Haute Maurienne.

 

La destruction des fauves se poursuivit jusqu’au milieu du XIXe siècle mais il semble bien qu’en Haute Maurienne ces bêtes « ravissantes » avaient à peu près disparu au XVII e siècle.

 

Cette année là, poursuivit l’ancien, nous sommes aux premières années du XVII e siècle, les montagnards (exploitants d’un tènement de montagne) de Montbas étaient victime de rapts d’ovins et de caprins que les loups dévoraient après les avoir égorgés et entrainés dans leurs repaires du Bois Brûlé ou de Combe-Brue.

 

Malgré une surveillance continue de jour et de nuit, des bêtes disparaissaient, dont on ne retrouvait que quelques ossements épars dans une caverne ou un épais fourré. Chaque propriétaire portait bien un »tsapeu » à proximité du parc où son troupeau passait la nuit, mais la ruse des loups arrivait à déjouer la surveillance des bêtes et des personnes.

 

Tu sais ce qu’est un »tsapeu » ? Il en existe encore dans plusieurs chalets de montagne : c’est une espèce de grande caisse assez vaste pour qu’une personne puisse s’y allonger et dormir. Cette caisse est munie, sur l’un de ses côtés, d’une porte coulissante que l’utilisateur peut ouvrir de l’extérieur et refermer de l’intérieur une fois qu’il s’est allongé sur la litière garnissant le fond.

Ce meuble soigneusement étanche pour mettre l’occupant à l’abri des intempéries était porté, chaque soir, à proximité du parc où reposaient les moutons et chèvres. A la moindre alerte, le berger faisait coulisser la porte, sortait de son abri et mettait en fuite l’animal féroce qui venait s’attaquer à son troupeau.

 

Cette nuit là, le temps était effroyable. La tempête sévissait avec une intensité qu’on ne voit qu’en montagne. Les éclairs zébraient la nuit. Le vacarme des tonnerres mélé au bruit des paquets de pluie, de grêle et de neige s’abattant sur les parois du »tsapeu », les quartiers de roches dévalant la pente abrupte et sauvage de Bellecombe faisaient un bruit infernal.

 

Ce vacarme m’empêche de dormir quelque peu, soliloqua notre ancêtre. E cas de danger le chien me réveillerait.

Mais tout à coup, « Labri », le brave chien berger se met à grogner, puis à hurler. L y a un loup dans les environs prédit aussitôt l’occupant du »tsapeu »  en faisant coulisser la porte de sortie. En effet, à l’orée de la forêt, deux points brillants trouent l’obscurité de la nuit et fixent le parc où les brebis se serrent peureusement les unes contre les autres.

 

C‘est un loup qui est là. Il faut que je le mette en fuite, pense note aïeul. Le chien qui a donné l’alerte à l’arrivée du fauve n’ose plus, maintenant ;, se porter à l’attaque, il ne se sent p ;as de taille à lutter contre la bête féroce.

Que faire ? Mettre le loup en fuite ? Mais il reviendra aussitôt.

 

Avec ce temps, je ne puis rester dehors toute la nuit ! Ah si je possédais une de ces arquebuses dont étaient porteurs les fiers soldats de notre bien aimé souverain le Duc de Savoie que j’ai vu faire halte à Bramans avant d’entreprendre l’ascension des cols environnants. J’aurais vite fait de faire passer de vie à trépas ce féroce glouton !!!

 

Je vais essayer autre chose.

Ayant jeté sur ses épaules l’ample manteau recouvert de peau de chamois et s’étant muni du gros gourdin de frêne posé à côté de lui, notre ancêtre, malgré  la tempête qui continue à faire rage, se glisse hors du »tsapeu » et rampe dans le parc au milieu de ses brebis. Les deux yeux du fauve brillent toujours dans l’obscurité, mais après quelques instants, d’un bond prodigieux, la bête se rapproche du parc. Une nouvelle pause, et de nouveau en deux bonds, elle se trouve dans le parc. Les brebis affolées se serrent encore davantage les unes sur les autres et se mettent à bêler de terreur. Ces bêlements excitent encore le loup qui à  l’idée du festin qu’il va s’offrir, se pourlèche les babines avant de bondir à nouveau au milieu du troupeau.

 

Mais si rapide fut-il, ce bond ne dépassa pas en rapidité un autre bond de nôtre aïeul qui malgré sa grande taille et sa carrure d’athlète était d’une agilité extraordinaire. A peine le loup était-il au milieu du troupeau que le manteau ayant glissé des épaules, le gourdin s’élève avec rapidité de l’éclair et s’abat sur le crane du ravisseur qui dans un râle se couche sur le flanc, le crane fendu gardant encore dans sa gueule une touffe de laine arrachée à la pauvre agnelle qui allait devenir sa victime.

 

Tu auras bien fini de dévorer nos bestiaux, mauvaise bête, dit l’ancêtre, en assénant encore un coup de gourdin sur le museau de la bête allongée à terre ! Maintenant je puis aller dormir. Et ayant ramassé son  manteau et chargé sa victime sur ses robustes épaules, il regagna son « tsapeu », trempé jusqu’aux os mais satisfait du travail accompli.

 

Ce fut le dernier loup abattu dans la région de Montbas. Depuis cette nuit, les troupeaux purent dormir en paix ainsi que les bergers.

logo refuge lo tsamou
bottom of page