Une ouverture de chasse au chamois
Il est environ trois heures trente quand, ce premier dimanche de septembre, deux hommes sortent d’un chalet de Montbas pour inspecter le ciel.
Il fera une journée splendide, se confient-ils. En effet, pas le moindre nuage n’obscurcit la pâle clarté descendant des étoiles, et la lune, à son déclin, éclaire encore, au nord, les sommets de Bellecombe, du Mont Froid et de la Dent Parrachée.
Nous n’avons pas de temps à perdre, ajoutent les deux chasseurs, car il s’agit de deux chasseurs devant faire ce jour, l’ouverture de la chasse au chamois. Aussi après avoir avalé une tasse de café et s’être munis de leurs sacs tyroliens et de leurs armes, se mettent-ils en route, direction du sud, pour atteindre l’arête nord de la cuvette du lac du Laël.
La montée sera rude. Plus de deux heures seront nécessaires afin de parvenir au lieu choisi pour se mettre à l’affut. Pas de paroles inutiles cours de marche. Il faut conserver son souffle et se mettre à l’unisson du calme environnant. Tout, en effet, est encore silencieux. On n’entend, ni le pépiement des oiseaux, ni le sifflement de marmottes encore endormies. Une légère brise fait à peine courber les rares brins d’herbe épargnés par la dent vorace des moutons.
De temps en temps des lumières brillent dans le lointain, ce sont les phares des voitures qui montent au dessus d’Aussois par la route des barrages. A gauche, ce sont ceux des voitures qui ayant traversé le Mont Cenis, se dirigent sur Savine et, au dessus des chalets de la Maunaz et du Quartz, les faibles lueurs d’une lampe électrique de poche éclairent les chasseurs allant se poster ou surprendre le chamois dans les rochers dominant ces chalets.
Petit à petit les étoiles s’éteignent dans le ciel. Seule l’étoile polaire brille encore de tout son éclat au dessus du glacier Sommeiller, tandis que l’éclairage électrique illumine encore, au dessous de la Dent Parrachée le village de Sardières et plus à l’ouest celui d’Aussois.
Enfin la rude montée est terminée. L’arête nord de la crête dominant la cuvette du lac du Laël est atteinte. Les emplacements pour se mettre à l’affut sont aussitôt occupés. Un épais chandail de laine revêtu, l’attente commence. Tout est encore calme. Là bas, au Plan de la Chasse, sur la crête des Effissoles, des ombres se glissent silencieusement. Ce sont des chasseurs qui prennent position aux points stratégiques pour atteindre le gibier que des rabatteurs doivent faire monter de la vallée d’Etaches.
De leur observatoire les deux chasseurs peuvent surveiller toute la côte qui s’étend du Plan de la Chasse jusqu’à leurs pieds, ainsi que la face ouest de Chapeau Blanc. S’ils tournent la tête, ils peuvent surveiller tout le vallon du lac du Laël que surplombe, à l’ouest, la crête du vallon de Bramanette.
Subitement le soleil fait son apparition. Après avoir doré la Dent Parrachée, il illumine tous les sommets environnants et peu à peu descend dans les vallées. Alors, subitement, des coups de feu se font entendre au dessus des chalets du Quartz et de la Naunaz. D’autres proviennent de Savine et de la partie inférieure de la vallée d’Ambin. Ce qui n’est pas pour effrayer les marmottes qui, sorties de leurs trous et assises sur leurs deux pattes de derrière scrutent les environs avant de s’égailler sur les bandes herbeuses, à la recherche de leur nourriture.
Soudain, le crépitement des armes de chasse se fait entendre au dessous du Plan de la Chasse et au dessous des Effissoles. C’est le moment de redoubler d’attention. En effet, quelques chamois apparaissent au dessus des Effissoles et rapides comme l’éclair, s’enfuient vers l’ouest, échappant aux tirs nourris des chasseurs.
Après avoir entendu ces coups de feu, le plus âgé des deux chasseurs, à l’affut au dessus du lac du Laël va inspecter la crête du Chapeau Blanc et ne voyant rien, revient prendre la place qu’il avait abandonnée quelques instants plus tôt, quand, subitement il se trouve à quelques mètres d’un chamois qui ayant remonté le Chenal-Vert, n’a pas été aperçu par son compagnon qui surveille toujours la Grande Côte. Il ne faut que quelques secondes à la bête surprise pour faire demi-tour et se diriger vers le lac. Mais, cette fois, elle n’a pas échappé à l’œil vigilant du chasseur resté à l’affut, lequel, excellent tireur, n’hésite pas à faire feu sur cette proie ainsi offerte, bien qu’elle soit en pleine course.
Entendant ces détonations le chasseur qui surveillait toujours le sommet de la montagne de Chapeau Blanc revient vers la cuvette du Laël et que voit-il ? Son collègue qui regagne la crête à pas lents, courbé sous le poids du chamois qu’il vient de tuer et qu’il remonte au sommet de l’arête.
Après les félicitations de son collègue, l’heureux chasseur dépose son fardeau sur un rebord de rocher, maintenu par les cornes à une arête pointue.
Maintenant, il est couché là, l’hôte gracieux des pics inaccessibles, une ouverture sanguignolante dans le flanc. La balle meurtrière l’a traversé de part en part, lui ôtant la vie sans souffrances.
Ses cornes effilées indiquent son âge, quatre ans au plus. Ses jambes fines et musclées ne sauteront plus d’arête en arête et ne franchiront plus les précipices en bonds assurés. Ses yeux vitreux, grands ouverts ne verront plus, par les belles nuits d’été, le reflet des étoiles dans l’eau si pure du lac du Laël. Ils ne verront plus la splendeur des levers et des couchers de soleil. Ils ne surveilleront plus l’aigle vorace qui, du haut des cieux, s’abat parfois sur leur progéniture. Ils ne verront plus « La Lombarde » (vent du sud) lécher le plateau du Mont Cenis et descendre jusqu’aux chalets de La Fesse.
Cependant, ils semblent encore implorer clémence ces grands yeux ! Les mâchoires serrées ne s’ouvriront plus pour exprimer leurs griefs qui se résumeraient ainsi :
- Que vous ai-je fait, hommes barbares ? Je vivais en paix sur ces montagnes, je broutais paisiblement l’herbe dure dédaignée par les moutons. Je m’aventurais rarement dans les propriétés particulières et, quand je le faisais, c’était au printemps, lorsque poussé par la faim, je voyais là-bas, les prés verdoyants m’offrir une nourriture que je ne pouvais pas encore trouver sur ces hauteurs.
Satisfaits de leur journée d’ouverture, nos deux nemrods regagnent alors le chalet de Mon